Crédit photo: Barbara Mai
Promouvoir la pratique de la danse chez les adultes est une tâche complexe. Le fait de ne pas avoir commencé durant l’enfance ou d’avoir interrompu la pratique de la danse durant une longue période est souvent vu comme un obstacle par les personnes qui ont un désir de danse. Pourtant, relativement aux autres pratiques artistiques, l’offre de cours de danse est très développée dans les grandes villes. Une étude conduite par le site Haut Les Cours auprès des 25-35 ans montre que les personnes désireuses de pratiquer la danse y parviennent plus facilement que celles souhaitant faire du théâtre, du dessin ou encore du chant[1]. Autrement dit les options en danse sont plus nombreuses et accessibles. Il existe cependant des marges de progression pour favoriser sa pratique en amateur (nous donnons ici à l’expression « danse en amateur » un sens proche de celui de « danse loisirs »). Dans cet article nous présentons tout d’abord certaines initiatives du Musée de la danse de Rennes et de « Fous de danse ». Le Musée de la danse (Centre chorégraphique national de Rennes et de Bretagne) a, entre autres, pour but de favoriser la pratique de la danse auprès du grand public. Son directeur, Boris Charmatz, est également à l’initiative de « Fous de danse », un événement d’une journée qui depuis 2015 a été organisé dans plusieurs villes (Rennes, Brest, Berlin, Paris) et qui vise à faire tomber les barrières entre spectateur et danseur, danseur amateur et danseur professionnel.Nous tirons ensuite parti de l’expertise du site Haut Les Cours, un site de recommandations de cours à Paris et en région parisienne, pour analyser les freins à la pratique de la danse en amateur. Nous nous attachons tout particulièrement au cas des débutants ou des personnes souhaitant reprendre la danse après une longue interruption. Enfin, au regard de ces analyses, nous formulons quelques préconisations visant à favoriser la pratique de la danse en amateur. (Crédit photo de une: Barbara Mai)
Créer l’étincelle de la pratique : “Fous de danse” et le Musée de la danse
« Fous de danse »
Le concept
« Fous de danse » est un événement d’une journée organisé depuis 2015 dans plusieurs villes (Rennes, Brest, Berlin, Paris). Son but est de permettre à un très large public de « vivre la danse sous toutes ses formes, à travers toutes ses pratiques ». L’accent mis sur les pratiques doit être souligné, « Fous de danse » n’est pas seulement l’occasion de regarder la danse, c’est avant tout l’occasion de la pratiquer.
Pour permettre à un public aussi large que possible de s’essayer à la danse, différents moments sont prévus durant l’événement : un « échauffement pour tous », des chorégraphies participatives, un Soul Train géant, des cercles de danses urbaines…
Les lieux choisis pour l’événement sont très vastes et ont pour vocation d’accueillir un public large et diversifié (l’Esplanade Charles De Gaulle à Rennes, les Ateliers des Capucins à Brest, le parc de Tempelhof à Berlin, le Centquatre à Paris).
« Fous de danse » est notable en ce qu’il permet la conjonction de quatre éléments :
- Un lieu vaste et grand public[2]
- Une offre diversifiée de démonstrations, spectacles et ateliers
- Une direction artistique forte
- Des dispositifs qui rendent la pratique de la danse accessible tout en exigeant des participants un certain niveau d’implication
On s’intéressera ici uniquement aux temps de pratique ouverts à tous, sans préparation obligatoire ni pré-requis. « Fous de danse » en a expérimenté plusieurs :
- L’échauffement pour tous: il s’agit de proposer à tous un échauffement préparatoire à la danse, quelles que soient la condition physique ou la proximité avec la danse des participants. Boris Charmatz guide généralement cet échauffement et d’autres chorégraphes de renom ont eu l’occasion de le conduire (Anne Teresa de Keersmaeker par exemple).
- Le Soul Train géant: Soul Train était un programme de télévision américain dédié aux musiques et danses soul, RnB, hip hop, funk… Dans une des séquences phare de l’émission, les participants forment un corridor et tour à tour chacun le traverse en exécutant ses meilleurs mouvements de danse. C’est ce principe qui est repris dans le Soul Train géant de « Fous de danse ». Tout le monde est invité à danser le long du corridor formé par les spectateurs, sur une musique funk. Les participants étant très nombreux, personne n’est amené à être trop exposé individuellement, sauf bien sûr si il ou elle le souhaite.
- « Levée, danse collective »: Boris Charmatz et des guides (danseurs professionnels ou amateurs avertis) transmettent à plusieurs centaines de participants les 25 mouvements de la pièce Levée des conflits pour une interprétation collective.
- Fest Deiz (les fêtes de jour bretonnes) : très ludiques, avec de surcroît un côté intergénérationnel.
- Cercles de danses urbaines: un danseur expert par cercle permet aux participants de découvrir différentes danses urbaines.
« Levée, danse collective »
Nous analysons ici en détail le cas de « Levée, danse collective ». Le challenge est élevé, transmettre en une heure les 25 mouvements de la pièce Levée des conflits à plusieurs centaines de personnes. Il semble que c’est ce que « Fous de danse » permet de faire de plus ambitieux en termes de nombre de participants et d’exigence des mouvements transmis. Cet atelier est donc un bon candidat pour analyser les initiatives qui visent à déclencher une “envie de danse”.
« Levée, danse collective » est en général conduite par Boris Charmatz, assisté de quelques danseurs professionnels. L’auteur de cet article a participé à celle du Centquatre à Paris en octobre 2017.
On remarque d’emblée que la question de l’espace est critique. Il est nécessaire de disposer d’un espace suffisamment vaste pour accueillir toutes les personnes souhaitant participer. Un espace vaste a également pour avantage de permettre de séparer les spectateurs des participants et ainsi de limiter les interférences, notamment sonores.
Le principal apport de « Levée, danse collective », outre le nombre de participants, tient à l’implication qu’elle suscite chez les participants. L’un des dons d’animateur de Boris Charmatz est d’inciter ceux-ci à prendre cette heure de pratique très au sérieux. Il le dit à plusieurs reprises, il faut « faire les choses très sérieusement » et il demande aux participants « un silence absolu » le temps de l’atelier. Le fait d’apprendre les mouvements d’une pièce chorégraphique ainsi que l’implication demandée contribuent pour beaucoup à l’aura du moment.
La distance avec la pièce chorégraphique Levée des conflits est cependant maintenue. Voilà pourquoi l’atelier s’appelle « Levée, danse collective ». On ne joue pas à être des interprètes mais on met à mal les frontières entre spectateur et danseur professionnel.
Comme on l’a dit il y a quelques conditions « logistiques » à la réussite de cet atelier : un espace vaste donnant assez de place aux participants et évitant la saturation sonore, un nombre suffisant d’assistants à même de relayer les mouvements corrects à travers l’assemblée, une implication et un sérieux total des participants le temps de l’atelier.
En amont de l’événement les personnes qui le souhaitent peuvent apprendre les 25 mouvements grâce à un tutoriel en ligne https://vimeo.com/122464851 et au cours d’ateliers dédiés. Le jour de l’atelier grand public, le ratio entre initiés, qui ont pratiqué les mouvements en amont, et personnes qui les découvrent le jour même conditionne pour partie la réussite de l’atelier. Plus ce ratio est important, mieux les mouvements seront transmis dans l’assemblée et plus les participants seront mis en confiance.
« Fous de danse », ni un festival, ni une fête de la danse
« Fous de danse » souhaite clairement se distinguer d’un festival. En effet un festival respecte en général la séparation entre artistes praticiens et spectateurs et a souvent peu de ramifications pour le public postérieurement à sa tenue, si ce n’est sa répétition l’année suivante. « Fous de danse » a au contraire pour ambition de contester ces séparations et de faire vivre au public une expérience qui pourra avoir un lendemain, par exemple en l’incitant à se mettre à la danse.
« Fous de danse » se différencie également d’une fête de la danse, c’est-à-dire d’un rassemblement d’écoles et d’associations de danse proposant des démonstrations et des ateliers d’initiation. Il fait donc peu appel à ce type de partenaires extérieurs. Recourir à un petit nombre de partenaires extérieurs permet de maintenir une direction artistique forte.
Pour capitaliser sur « Fous de danse » et permettre à la journée d’avoir un impact avant et après sa tenue, l’événement se construit avec des partenaires locaux, notamment dans le domaine de l’éducation artistique et culturelle. Un travail important de médiation et de mobilisation est fait en amont de l’événement pour informer de sa tenue et pour le préparer (à travers des ateliers de répétition). Le jour-même, des dispositifs d’information permettent de renseigner le public qui le souhaite sur l’offre de stages et ateliers de sa ville pour lui offrir la possibilité de prolonger cette expérience de danse.
Le Musée de la danse
« Fous de danse » est un événement d’une journée. Le Musée de la danse (Centre chorégraphique national de Rennes et de Bretagne), qui l’organise, est lui une institution pérenne. Les deux sont donc complémentaires pour inciter à la pratique de la danse amateur.
A mi-chemin entre un musée (lieu d’exposition / conservation) et un centre chorégraphique (lieu de production et de résidence), le Musée de la danse a aussi pour vocation de confronter son public à la pratique de la danse. Par exemple, dans le cadre de certaines expositions « les danseurs accueillent les visiteurs et les font voir et regarder, lire, ou reprendre des mouvements, de telle sorte qu’à la fin, ceux-ci lient théorie et pratique »[3].
On peut prendre l’exemple des ateliers Gifts, des ateliers hebdomadaires ouverts à tous, amateurs comme professionnels, qui sont animés chaque semaine par un artiste différent et permettent donc de découvrir une nouvelle approche artistique. Leur côté changeant et « touche-à-tout » (et donc leur indifférence relative au niveau d’expertise des participants) fait qu’ils sont accueillants pour les amateurs non experts. Certains des intitulés de ces ateliers visent clairement à dédramatiser l’acte de danser et à le rendre moins intimidant ou corseté : « tester le téléphone arabe chorégraphique », « jouer à James Bond », « rencontrer des vieilles (marionnettes) », « ouvrir sa cage thoracique », « gribouiller la danse »…
Par ailleurs le Musée de la danse propose de manière récurrente les échauffements publics également présents dans « Fous de danse ». Cette récurrence peut contribuer à créer un lien à la pratique plus durable que l’événement ponctuel « Fous de danse ». On peut également citer l’exemple des ateliers « Adrénaline », qui de 2012 à 2015 proposaient un « dance floor à l’heure d’un cours de danse. L’occasion de suivre un artiste pour un moment de pure dépense, une fois par mois ».
Débuter ou reprendre la pratique de la danse: les visiteurs du site Haut Les Cours
On l’a vu, le Musée de la danse et « Fous de danse » ont mis en place des outils puissants pour diffuser la pratique de la danse. Pour poursuivre l’analyse il nous a également paru intéressant d’étudier le discours des personnes ayant envie de débuter ou de reprendre la danse.
Haut Les Cours est un site de recommandation de cours dans diverses pratiques amateurs à Paris et en région parisienne : danse, théâtre, arts plastiques, chant, arts manuels, écriture… Il part du constat que c’est souvent le manque de prescription, en particulier en ce qui concerne les cours et stages, qui décourage les personnes de commencer ou de reprendre une pratique artistique en amateur. C’est particulièrement vrai pour la danse.
Haut Les Cours se concentre principalement sur les cours accessibles aux débutants car ce sont des derniers qui sont les plus demandeurs d’information en ligne. Les messages que les internautes laissent sur le site et les retours des professeurs nous ont permis de mieux connaître les demandes de ce public ainsi que d’identifier certains des freins à la pratique de la danse.
Voici les enseignements que nous avons tirés de cette analyse, illustrés à chaque fois par les propos des personnes intéressées par des cours.
Enseignement n°1: Débuter ou reprendre une danse académique, en particulier la danse classique, est intimidant. Plus que dans les autres danses les personnes mettent en avant une pratique antérieure (souvent ancienne), même quand elles postulent à des cours débutants :
« J’ai pris des cours entre six et vingt ans, j’en ai cinquante maintenant. J’ai toujours continué à travailler les choses basiques à la barre et en pointes pour ne pas trop perdre. »
« Je n’ai jamais pratiqué la danse classique mais un peu de modern Jazz pendant mon enfance (pendant quatre ans). »
« J’ai dansé pendant plus de dix ans étant jeune, mais cela fait bien dix ans que j’ai arrêté. »
« J’ai déjà fait de la danse contemporaine quand j’étais plus jeune (j’ai 32 ans) mais on peut dire que j’ai un niveau débutant. »
« J’ai 30 ans et ai eu l’occasion de faire six ans de modern jazz plus jeune. Pour autant, ça fait bien longtemps que je n’ai pas pratiqué (plus de quinze ans), j’espère que cela ne sera pas un obstacle! » ;
« Je suis débutante en modern jazz mais motivée! J’ai fait un peu de salsa et danse africaine. »
Enseignement n°2: En danses académiques, les personnes mentionnent très fréquemment leur âge comme s’il y avait une forme d’autocensure qui lui était liée. C’est moins fréquent dans les autres danses :
« J’ai 34 ans, j’ose enfin envisager de suivre un cours de danse classique, à mon âge ! »
« J’ai pratiqué la danse lorsque j’étais enfant (aujourd’hui j’ai 46 ans) et souhaiterais reprendre cette activité. »
Enseignement n°3: Les hommes semblent moins “complexés” que les femmes, sans doute parce que chez eux les inhibitions précèdent la décision de se renseigner sur les cours :
« Je recherche des cours de danse pour débutant. Je n’ai aucune pratique dans ce domaine, je n’ai jamais suivi de cours et je me dis qu’à 24 ans pour moi ça serait le moment. »
« J’ai 44 ans, je n’ai jamais fait de danse, je fais régulièrement du sport depuis cinq ans, et du yoga depuis un an, j’aimerais tenter l’expérience. »
Enseignement n°4: Le hip hop est également perçu comme une danse intimidante, bien qu’à un degré moindre que les danses académiques. Les personnes invoquent souvent leur passé de danseuse :
« Avec un passé de danseuse classique, j’aimerais m’ouvrir à d’autres styles d’expression notamment le hip hop. »
« J’ai fait trois ans de zumba mais très peu de hip hop. »
« J’aimerais en effet débuter, je n’ai cependant aucune expérience préalable en danse. »
Enseignement n°5: Les danses du monde et traditionnelles suscitent moins d’appréhension que les danses académiques en ce qui concerne les pré-requis techniques ou athlétiques. Plutôt que leur passé de danseuse les personnes vont avoir tendance à invoquer une démarche esthétique personnelle, un intérêt culturel ou l’attrait pour un style particulier :
« Je cherche justement ce genre de pratique orientale/contemporaine/expression personnelle basée sur le respect et l’écoute de son propre geste, la mise en valeur de son féminin.»
« Je souhaiterais tester votre cours pour la découverte de votre style [de danse orientale], et voir si cela me conviendra. »
« J’ai eu un brève aperçu de cette danse lors d’un festival et j’ai beaucoup apprécié ! J’aimerais assister à un cours d’essai de kathak. »
« J’ai auparavant pratiqué de la danse tribal fusion, et j’aimerais a présent me tourner vers le flamenco. »
Enseignement n°6: Les danses en couple suscitent elles beaucoup moins d’appréhension :
« Je suis retraitée depuis peu, et n’ai jamais appris cette danse [à propos du tango]»
Enseignement n°7: Enfin la question de la possibilité de commencer un enseignement en cours d’année est fréquemment évoquée.
Quelques pistes pour promouvoir la pratique loisirs de la danse
« Fous de danse » et le Musée de la danse sont des initiatives modèles en termes de promotion de la danse. Par ailleurs il est possible d’identifier certains freins à sa pratique. Les propositions ci-dessous nous semblent de nature à la favoriser :
- Préconisation n°1: Décomplexer les personnes par rapport aux danses académiques, notamment le classique, en organisant des ateliers d’initiation
- Préconisation n°2: Les danses du monde souffrent parfois d’un déficit d’image. Les personnes sont pourtant très friandes de styles innovants et de fusions dans ce domaine. Proposer des initiations à des variantes contemporaines de ces danses peut être intéressant.
- Préconisation n°3: Il existe une forme d’auto-censure liée à l’âge. Il convient de mettre en avant le caractère intergénérationnel de certaines pratiques.
- Préconisation n°4: Les professeurs devraient davantage communiquer sur la possibilité ou non de rejoindre un enseignement en cours d’année.
Notes:
[1] Étude conduite en décembre 2015 sur un échantillon de 222 personnes.
[2] Le public est d’autant plus divers que le lieu choisi a des usages multiples. Le parc de Tempelhof où viennent flâner les Berlinois ou bien l’Esplanade Charles De Gaulle à Rennes attirent nécessairement un public plus divers que le Centquatre par exemple. En effet la majorité des visiteurs viennent au Centquatre en connaissant sa programmation alors qu’à Tempelhof ou à Rennes il est possible de capter un public qui n’était pas au courant de la tenue de « Fous de danse » et se trouve là pour d’autres raisons.
[3] « Boris Charmatz, la danse sans limites », Telerama, 19/10/2017